12
Environ un mois après l’arrivée de Jérusalem, je suis allé voir un médecin avec qui j’ai longuement discuté d’hérédité et de folie.
Il m’était venu à l’esprit que la logique de Sue sur la corrélation pouvait avoir un aspect personnel. Ce qu’elle disait revenait à cela : nos attentes façonnent l’avenir, et les personnes exposées à une turbulence tau intense pourraient bien le façonner davantage que la moyenne.
Et si le monde était en proie à la folie, cette folie ne pouvait-elle pas avoir été favorisée par les recoins les plus secrets de mon psychisme ? Avais-je hérité de ma mère une séquence génétique défectueuse, devait-on à ma démence latente cette pluie de balles et de verre dans une suite d’hôtel sur le mont Scopus ?
Ce médecin que j’ai consulté m’a prélevé un échantillon de sang et a accepté de rechercher dans mes gènes des marqueurs de prédisposition à une schizophrénie à déclenchement tardif. Mais en me prévenant que ce n’était pas aussi simple que cela. La schizophrénie, malgré l’existence d’une prédisposition génétique, n’était pas une maladie purement héréditaire, qu’on pourrait par conséquent prévenir en intervenant sur les gènes. De complexes facteurs environnementaux influaient aussi sur son déclenchement. J’avais peut-être hérité d’une tendance à la schizophrénie – et cette information n’avait pas de substance, presque aucune signification et pas la moindre valeur prédictive.
J’y ai repensé en demandant au terminal du motel de m’afficher une carte mondiale des sites de Chronolithes. S’il s’agissait de folie, ces sites en constituaient les symptômes tangibles. L’Asie était une zone rouge, qui se dissolvait en une anarchie fiévreuse, même si de précaires gouvernements nationaux continuaient à exister au Japon – où la coalition au pouvoir avait (de justesse) survécu à un plébiscite – ainsi qu’à Pékin, mais ni dans la Chine rurale, ni à l’intérieur des terres. Les arrivées constellaient autant le sous-continent indien que le Moyen-Orient : Jérusalem et Damas mais aussi Bagdad, Téhéran et Istanbul. L’Europe n’avait encore connu aucune manifestation physique du kuinisme, qui restait bloqué au Bosphore, mais elle n’avait pu échapper à sa contrepartie politique, puisque des factions « kuinistes » rivales avaient fomenté de gigantesques émeutes à Paris et Bruxelles. L’Afrique du Nord avait subi cinq arrivées désastreuses. Un petit Chronolithe avait dénoyauté la ville équatoriale de Kinshasa pas plus tard que le mois précédent. La planète était malade, malade à en crever.
J’ai fermé la carte des Chronolithes et composé un des numéros donnés par Janice, celui du lieutenant de police Ramone Dudley. Son interface m’a informé qu’il n’était pas disponible, mais qu’on avait enregistré mon appel et qu’il me rappellerait dès que possible.
En attendant, j’ai saisi l’autre numéro, celui du « groupe de soutien », que Janice avait tenu à me communiquer et qui s’est révélé celui du terminal domestique d’une quinquagénaire nommée Regina Lee Sadler. Elle a répondu en peignoir, les cheveux dégoulinant d’eau. Je me suis excusé de l’avoir tirée de la douche.
« Vous en faites pas pour ça », m’a-t-elle rassuré d’une voix de contralto sudiste aussi sombre que sa carnation. « Sauf si vous représentez cette saloperie de bureau de recouvrement, excusez la grossièreté. »
Je lui ai expliqué ce qui était arrivé à Kaitlin.
« Ah oui, a-t-elle dit, il se trouve que je suis au courant. Quelques parents touchés par cet incident-là viennent de se joindre à nous – surtout les mamans, bien sûr. Dieu sait pourquoi, le type d’aide que nous proposons ne convient généralement pas aux papas. Mais vous-même ne semblez pas appartenir à ce clan de réfractaires…
— Je n’étais pas sur place quand Kait a disparu. » Je lui ai parlé de Janice et de Whit.
« Vous êtes donc un père absent.
— À mon corps défendant, madame Sadler. Je voudrais vous poser une question… si je peux vous parler franchement.
— Je préfère ça à l’inverse. Et appelez-moi Regina Lee, comme tout le monde.
— Qu’est-ce que cela va m’apporter de rencontrer ces gens ? Ça aidera à faire revenir ma fille ?
— Non, je ne peux rien vous promettre de ce genre. Notre groupe existe pour lui-même. C’est nous-mêmes que nous sauvons. Pas mal de parents désespèrent très vite dans des cas comme ceux-là. Discuter avec d’autres personnes dans la même situation qu’eux leur apporte éventuellement un certain réconfort. Et je vous soupçonne d’être en train de décider de vous en passer, de vous dire « ouais, je n’ai pas besoin de ces conneries de contact physique et émotionnel ». Je ne dis pas que vous avez tort, remarquez. Mais certains d’entre nous en ont besoin, et nous n’avons pas honte de l’admettre.
— Je vois.
— Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait aucun effet de réseau. Beaucoup de nos membres ont engagé des détectives privés, des free-lance spécialistes en recherche des personnes, des déprogrammeurs ou autres. Ils comparent leurs notes et partagent leurs informations, mais franchement, je crois très peu à ce genre d’activités, et ce ne sont pas les résultats que j’ai vus qui vont me faire changer d’avis. »
Je lui ai dit que j’aimerais justement parler à ces personnes-là, ne serait-ce que pour apprendre de leurs échecs.
« Eh bien, vous n’avez qu’à venir à notre réunion de ce soir…» Elle m’a donné l’adresse d’une salle paroissiale. « Si vous venez, vous pourrez sûrement avoir des conversations de ce genre. Mais je voudrais vous demander quelque chose en échange : n’amenez pas votre scepticisme. Venez l’esprit ouvert. Sur vous-même, je veux dire. Vous avez l’air calme et maître de vous, mais je sais par expérience personnelle ce que vous endurez et avec quelle facilité on s’accroche à de faux espoirs quand quelqu’un qui vous est cher court un danger. Et ne vous y trompez pas, votre Kaitlin est en danger.
— Je sais, madame Sadler.
— Il y a savoir et savoir. » Elle a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule, peut-être sur une horloge. « Il faut que je me prépare, mais j’ose espérer vous voir ce soir.
— Merci.
— Je prie pour que vous parveniez à une issue favorable quoi que vous fassiez, monsieur Warden. »
Je l’ai remerciée à nouveau.
La réunion se tenait dans la salle paroissiale d’une église presbytérienne, au sein d’un quartier autrefois populaire qui avait dérapé dans la pauvreté absolue quelques années plus tôt. Regina Lee Sadler arpentait la scène en robe à fleurs, un micro mains libres à l’ancienne lui dansant devant le visage. Elle m’a semblé à la fois plus robuste et plus corpulente de dix kilos que sur l’écran vidéo, et je me suis demandé si elle était suffisamment coquette pour avoir équipé son interface d’une appli amincissante.
Je me suis glissé au dernier rang sans juger bon de me présenter. La réunion ressemblait beaucoup à celles qu’organisaient les Alcooliques Anonymes, avec toutefois quelques différences. Cinq nouveaux membres se sont présentés et ont exposé leurs problèmes. Quatre d’entre eux venaient de perdre un enfant dans un hadj on une cellule kuiniste au cours du mois. La cinquième, dont la fille avait disparu depuis plus d’un an, cherchait à partager sa peine… non qu’elle ait perdu espoir, a-t-elle tenu à préciser, pas du tout, elle était juste très, très fatiguée et pensait qu’elle arriverait peut-être à dormir une nuit entière, pour une fois, si seulement elle avait quelqu’un à qui parler.
Il y a eu quelques applaudissements compatissants.
Puis Regina Lee s’est relevée pour lire une liste imprimée de nouvelles et de mises à jour : des enfants retrouvés, des rumeurs de nouveaux mouvements kuinistes dans l’Ouest et le Sud, un tas de mineurs en pèlerinage interceptés à la frontière mexicaine. J’ai pris des notes.
La réunion a alors pris un tour plus personnel comme les gens se répartissaient en « ateliers » pour discuter de « stratégies de soutien ». Je me suis éclipsé.
Je serais rentré directement au motel s’il n’y avait eu une femme assise sur les marches de l’église en train de fumer une cigarette.
Elle avait à peu près mon âge, l’air accablé de soucis mais en même temps songeur et concentré. Ses cheveux courts luisaient dans la lumière de la rue. L’ombre a masqué ses yeux quand elle les a levés vers moi. « Désolée », a-t-elle dit automatiquement en écrasant sa cigarette.
Je lui ai dit de ne pas s’en faire pour moi. Une loi récente prohibait la vente de préparations à base de tabac à toute personne qui ne pouvait présenter un certificat de dépendance ou une ordonnance, mais comme le tabac était légal dans mon enfance, j’avais les idées larges sur le sujet. « Vous en avez eu marre ? a-t-elle demandé en désignant la porte de l’église.
— Plus ou moins », ai-je répondu.
Elle a hoché la tête. « Regina Lee est super pour beaucoup de gens, et Dieu sait qu’on ne peut pas l’arrêter. Mais je n’ai pas besoin de ce qu’elle propose. Du moins, je ne pense pas. »
Nous nous sommes présentés. Elle s’appelait Ashlee Mills, et avait un fils de dix-huit ans, Adam, qui était très impliqué dans le réseau kuiniste local et avait disparu six jours plus tôt. Le même jour que Kaitlin. Aussi avons-nous comparé nos notes. Adam avait appartenu au mouvement auxiliaire junior de Whit Delahunt et à une poignée d’autres organisations radicales. Kait et lui se connaissaient donc probablement.
« Quelle coïncidence », a dit Ashlee.
Je lui ai répondu que non, que cela n’existait pas.
Nous étions toujours en train de discuter lorsque la réunion de Regina Lee a commencé à se disperser, nous chassant des marches de l’église. Je lui ai proposé de lui offrir un café dans les environs : elle habitait le quartier.
Ashlee m’a jaugé d’un regard pensif, franc et un peu intimidant. Elle m’a donné la nette impression d’une femme qui ne se faisait aucune illusion sur les hommes. Puis elle a dit : « D’accord. Il y a un café-restaurant ouvert toute la nuit à côté du drugstore, au coin de la rue. » Nous nous y sommes rendus à pied.
Ashlee ne nageait visiblement pas dans l’opulence. Sa jupe et son chemisier, soignés mais loin d’être neufs, avaient l’air de provenir d’une association caritative. Elle les portait néanmoins avec une dignité toute naturelle, sans aucune affectation. Au café, elle a commencé à compter des pièces de un dollar. Je lui ai dit de laisser tomber et j’ai posé ma carte sur le comptoir. Elle m’a gratifié d’un autre long regard avant de hocher la tête. Nous avons trouvé un coin tranquille loin du caquetage des panneaux vidéo.
Elle a dit : « Vous voulez que je vous parle de mon fils. »
J’ai hoché la tête. « Mais nous ne sommes pas dans un des ateliers de Regina Lee. Ce que je veux vraiment savoir, c’est comment je peux aider ma fille.
— Je ne peux rien vous promettre de ce genre, monsieur Warden.
— Tout le monde me dit ça.
— Et à raison, désolée d’avoir à vous le dire. Du moins, d’après mon expérience. »
Ashlee était née et avait grandi dans le sud de la Californie avant de venir à Minneapolis travailler comme réceptionniste médicale pour son oncle, un pédicure emporté depuis par un anévrisme. Elle y avait rencontré Tucker Kellog, un programmeur de machines-outils qu’elle avait épousé à vingt ans. Tucker était parti quand leur fils Adam avait cinq ans et n’avait pas réapparu depuis. Ashlee avait demandé le divorce et aurait pu lui réclamer une pension alimentaire par voie juridique, mais y avait renoncé. Elle préférait, m’a-t-elle confié, que Tucker ne figure plus du tout dans sa vie, même marginalement. Elle avait repris son nom de jeune fille dix ans plus tôt.
Elle aimait son fils Adam, même s’il n’avait jamais été facile à vivre. « De parent à parent, monsieur Warden, il m’est arrivé de désespérer. Il a commencé tout petit à ne pas vouloir rester à l’école. Personne n’aime y aller, je suppose, mais on y va quand même tous les jours, par sens du devoir, peur des conséquences ou je ne sais quoi. Mais avec Adam, cela ne marchait pas. Impossible de l’y amener, même en faisant pression sur lui ou en essayant de lui faire honte. »
Il n’avait presque jamais cessé de suivre des programmes psychiatriques ou d’apprentissage, de fréquenter des organismes d’éducation spécialisée et parfois des centres de détention pour mineurs. Non qu’Adam manquât d’intelligence. « Il lit tout le temps. Et pas seulement des histoires. Et franchement, il faut être un minimum futé pour survivre comme il a survécu, en passant la moitié de sa vie dans la rue. En fait, Adam est quelqu’un de très intelligent. »
Lorsqu’elle parlait de son fils, son expression se teintait de fierté, de culpabilité ou d’appréhension, et quelquefois des trois à la fois. Ses grands yeux jetaient des regards sur les côtés, comme si elle s’attendait à ce qu’on nous espionne. Elle a joué avec sa serviette en papier, la pliant, la dépliant, pour finir par la déchirer en longues bandes qui sont restées sur la table comme un origami inachevé.
« Il s’est enfui un jour quand il avait douze ans, mais aucun rapport avec ce truc copperhead. Promis, j’ignore ce qu’Adam s’imagine sur Kuin, à part qu’il détruit des villes et bousille la vie des gens. Mais Kuin le fascine. La manière dont Adam regarde les infos me fait presque peur. » Elle a baissé la tête. « J’ai du mal à l’admettre, mais je crois bien que ce qui lui plaît, c’est justement que des choses soient écrasées. Je pense qu’il s’identifie à Kuin. Il veut lever le pied et rayer de la carte tout ce qu’il déteste. Tout ce bla-bla sur un nouveau type de gouvernement mondial, à mon avis, ce n’est que de la poudre aux yeux.
— Il vous a déjà parlé de Kaitlin ou de son groupe ? » Ashlee a eu un sourire triste. « La question à mille dollars… Et vous, Kaitlin en a déjà parlé avec vous ?
— Nous discutons. Mais non, elle n’a jamais parlé politique.
— Vous êtes quand même mieux loti que moi. Adam ne m’a jamais rien confié sur aucun sujet. Rien de rien. Tout ce que je sais sur mon fils, je l’ai appris en l’observant. Excusez-moi, j’ai besoin d’un autre café. »
Ce dont elle a besoin, ai-je compris, c’est d’une autre cigarette. Elle s’est arrêtée au comptoir, a commandé un double-double au serveur et s’est esquivée aux toilettes. Elle semblait plus calme quand elle en est ressortie quelques instants plus tard. Je pense que le barman a senti l’odeur du tabac lorsqu’elle a pris livraison de son café. Il l’a regardée d’un air sévère et a roulé des yeux.
Elle s’est rassise en soupirant. « Non, Adam ne m’a jamais parlé de ses réunions. Il a dix-huit ans, mais comme je vous l’ai dit, il n’est pas naïf. Il mène ses affaires avec pas mal de prudence. Mais vous savez, il m’arrive d’entendre des trucs. Je sais qu’il a fréquenté un de ces clubs copperheads de banlieue, mais au début ça me semblait presque bien. Il rencontrait des gens avec un certain bagage, vous comprenez. Avec un avenir. Sans doute qu’au fond j’espérais qu’il se ferait des amis et que cela déboucherait sur quelque chose, que cela lui ouvrirait des horizons une fois calmée toute cette… merde de voyage dans le temps, pardonnez-moi. Je pensais qu’il pourrait rencontrer une fille, ou que le père de quelqu’un lui proposerait un boulot. »
J’ai repensé au gémissement de Janice : Qu’est-ce que j’étais censée faire ? La cloîtrer à la maison ?
Janice n’avait manifestement pas imaginé sa fille en compagnie d’un Adam Mills.
« J’ai changé d’avis le jour où je suis rentrée à l’improviste alors qu’il était au téléphone. Il parlait de ces gens – dont votre Kait, j’imagine, désolée d’avoir à vous le dire. Et il en parlait de façon vraiment brutale et méprisante. Il disait que le groupe était plein de…» De honte, elle a baissé la tête. «… de petites pucelles bourgeoises. »
Elle a dû voir ma réaction. Elle a relevé le menton et durci le ton. « J’aime mon fils, monsieur Warden. Je ne me fais aucune illusion sur le genre de personne qu’est ou que sera Adam, sauf à changer de lui-même du tout au tout. Adam a de gros, gros problèmes. Mais c’est mon fils, et je l’aime.
— Je respecte cela.
— J’espère bien.
— Ils ont disparu tous les deux. Voilà ce dont nous devons nous soucier pour le moment. »
Elle a froncé les sourcils, peut-être réticente à ce que je l’inclue dans ce pronom. Ashlee avait l’habitude de gérer ses problèmes toute seule, et c’est pour cette raison qu’elle avait quitté la réunion de Regina Lee.
Mais bon, moi aussi.
« Ça m’emmerderait vraiment que vous essayiez de me draguer, monsieur Warden.
— Je ne suis pas là pour ça.
— Parce que je veux que vous me donniez votre numéro de téléphone, histoire que nous restions en contact pour Adam et Kaitlin. Je n’ai aucune information fiable, mais à mon avis tout leur petit groupe s’essaye à une espèce de connerie de pèlerinage. Dieu seul sait où. Ils sont donc probablement au même endroit. Et donc, nous devrions rester en contact. Je veux juste éviter que vous l’interprétiez mal. »
J’ai échangé l’adresse de mon portable contre celle de son terminal domestique.
Elle a fini son café et a dit : « Ce ne sont pas vraiment de bonnes nouvelles, pour vous.
— Pas forcément. »
Elle s’est levée. « Eh bien, ravie de vous avoir rencontré. » Elle m’a tourné le dos et est sortie dans la rue. De derrière la fenêtre, je l’ai observée qui marchait entre les îlots de lumière formés par les lampadaires pour atteindre, un demi-pâté de maisons plus loin, une porte jouxtant un restaurant dans laquelle elle a tâtonné avec une clé. Elle vivait dans l’appartement situé au-dessus du restaurant. Je me suis imaginé un canapé usé jusqu’à la corde, peut-être un chat. Une rose dans une bouteille de vin et un poster sous cadre au mur. L’étourdissante absence de son fils.
Ramone Dudley, le lieutenant de police chargé au niveau local des personnes disparues, a accepté de me recevoir dans son bureau le lendemain après-midi. Notre rencontre a été brève.
Dudley était visiblement un flic de bureau débordé à qui il avait trop souvent fallu annoncer les mêmes mauvaises nouvelles. « Ces gamins-là », a-t-il dit (et de toute évidence, ces gamins-là formaient à ses yeux une seule masse homogène), « n’ont aucun avenir, et ils en sont conscients. Malheureusement, ils ont raison. L’économie merde, tout le monde le sait. Et qu’avons-nous d’autre à leur offrir ? Chaque fois qu’ils entendent parler de l’avenir, c’est Kuin, Kuin, Kuin. Cet enfoiré de Kuin. Les fondamentalistes voient Kuin comme l’Antéchrist, et pour eux, il n’y a rien à faire que prier en attendant l’Extase. Washington incorpore les gamins pour une guerre que nous ne livrerons peut-être jamais. Et les copperheads disent que Kuin nous fera peut-être moins mal si nous courbons respectueusement la tête. On n’a pas vraiment le choix, quand on y pense. Rajoutez à ça toutes ces conneries qu’ils entendent dans la musique ou qu’ils apprennent dans ces chatrooms cryptés…»
Visiblement, le lieutenant Dudley tenait en grande partie ma génération responsable de tout cela. Il avait sûrement rencontré des parents incompétents dans le cadre de son travail. Sa façon de me regarder m’a indiqué qu’il était quasiment certain d’en avoir un autre en face de lui.
« Au sujet de Kaitlin…», ai-je dit.
Il a pris sur son bureau un dossier dont il m’a lu le contenu. Sans surprise. Huit jeunes en tout, tous membres du bras jeunesse du groupe de Whitman, n’étaient pas rentrés chez eux après une réunion. Parents et amis des jeunes disparus avaient tous été minutieusement interrogés… « à une exception près : vous, monsieur Warden, et j’espérais votre venue.
— Whit Delahunt vous a parlé de moi, ai-je deviné.
— Il vous a mentionné quand nous l’avons interrogé, mais sinon, pas spécialement, non. L’appel que j’ai eu provenait d’un fédé à la retraite nommé Morris Torrance. »
Il n’avait pas traîné. Mais Morris ne traînait jamais. « Qu’est-ce qu’il vous a dit ?
— Il m’a demandé de coopérer au maximum avec vous. C’est-à-dire, pour ce qui est de ma partie. Voilà à peu près tout ce que j’ai à vous dire, sauf si vous avez des questions. Ah oui, il m’a demandé aussi autre chose…
— Quoi donc ?
— De vous prier d’entrer en contact avec lui. Il a dit qu’il était désolé pour Kaitlin et qu’il pourrait peut-être vous aider. »